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Fortis, il y a un an...

Tous, nous écumons de dépit. Les questions fusent. Mais nous savons que les actifs des épargnants sont en sécurité : quoiqu’il advienne, le bilan permet de faire face. Ce qui est en jeu, c’est la liquidité : a-t-on pour le moment suffisamment de moyens liquides pour répondre à nos engagements à court terme ? En bref, est-on en situation de faillite ? Une question m’obsède, et je la pose à trois reprises « quelle est la valeur qui reste aux actionnaires  ? ». Personne ne me répond. Je sais alors qu’elle est bien maigre.

Un long weekend s’annonce. Je décommande douloureusement un passionnant débat organisé le dimanche 5 octobre par la conférence Olivaint au cours duquel je devais me retrouver face à Rudy Aernoudt et au Président des Jeunes VLD, à l’abbaye de Zevenkerken. Mr Aernoudt n’avait pas encore lancé son parti...

Chacun restera en « stand-by » à proximité de son GSM. Plus tard, j’envoie un texto à Brigitte pour lui dire que je me tiens à sa disposition.

Samedi matin, 8 heures. Brigitte répond à mon sms : « Sois RR (Rue Royale 20, le quartier général) au plus vite ». Je laisse ma famille en plan, et fonce RR. Je suis évidemment très excité : pas de curiosité morbide, non, mais le sentiment de participer à une épreuve historique. Je monte à l’étage de la direction générale. Les secrétaires courent dans les couloirs. Filip D, le CEO, est au milieu de sa garde rapprochée, dans une des salles de réunion. Je m’y joins . On doit être vingt personnes. Filip fait un bref bilan de la situation et distribue les tâches. Manifestement, l’information disponible est rare. Il faut la rassembler au plus vite. Et les contacts doivent être pris rapidement avec le monde politique. Objectif : démontrer que le scénario d’une banque en stand-alone est viable. C’est-à-dire un scénario où la banque n’est pas reprise par une autre banque. Brigitte me prend à part : « Trouve-moi dans les vingt minutes les gsms de Elio di Rupo, Laurette Onkelinx, Isabelle Durant, Didier Reynders, Joëlle Milquet… » Je réponds immédiatement « Ok ». Mais j’ai deux questions : « Pourquoi moi ? – tu les connais sûrement, tu es conseiller communal à Schaerbeek ». Je la regarde interloqué : pourquoi un conseiller communal schaerbeekois disposerait d’un tel réseau ? Brigitte rétorque, froide: « tu te débrouilles ». Ca j’aime. Pas facile cependant. Heureusement, l'organisation début septembre de la première édition de la Bretelle de Bruxelles a étoffé un peu mes connections. Et le système du via-via fonctionne encore bien en Belgique... Mais je lui pose ma deuxième question : « Brigitte, on ne les a pas, ces numéros de téléphone ? On ne les rencontre pas régulièrement, toutes ces personnalités politiques ? ». Non.

Il me faudra 36 heures pour comprendre l’amplitude du péché mortel que nous avons commis de longue date : le lobbying politique nécessaire à la réussite d’une opération de l’amplitude de l’acquisition d’ABN AMRO a été complètement négligé. A présent qu’il faut rappeler à l’Etat son rôle de prêteur de dernier ressort, nous allons en souffrir une deuxième fois. En effet, quand tout va mal, c’est l’Etat qui peut encore jouer l’interface afin d’ouvrir les robinets pour abreuver une banque en manque de liquidités. Mais comment l’Etat peut-il avoir confiance en un management qu’il ne connait pas ? Comment l’Etat va-t-il prendre le risque d’engager des fonds ou sa garantie pour soutenir une banque qui n’a pas daigné le tenir informé ? Un Etat qui doit maintenant réagir en urgence pour contribuer à activer des moyens extrêmes.

Seconde mission, pour laquelle je m’adjoins les services du cerveau remarquable et très conceptuel de Bernard L., le patron des « petits pays » de notre réseau commercial – l’Europe de l’Est et celle du Sud. Avec Bernard et une partie des spécialistes de la communication, nous passerons la journée et une grande partie de la nuit à rédiger le scénario « stand-alone », à l’attention du gouvernement belge. Ce scénario démontre qu’une solution temporaire est envisageable : celle d’abriter le navire bancaire dans le port de l’Etat, le temps que l’ouragan passe. D’autres scénarios sont aussi à l’étude, tel le « French Kiss ». Car les Français de BNP Paribas sont de retour dans les environs. Et les spécialistes de la banque d’investissement Morgan Stanley sont aussi au travail, avec comme tâche de répondre à la lancinante question : que vaut la banque aujourd’hui ?

Je m’installe aux commandes de mon ordinateur. Mon passé de consultant stratégique m'aide pour concevoir des diapositives PowerPoint. Bernard et moi établissons le script et recherchons les données pour alimenter notre histoire. Car c’est cela le secret : raconter une histoire crédible, qui tient la route, solidement argumentée et qui convainc par son analyse rigoureuse. Qui assoit des certitudes dans un monde économique en proie à une débâcle apocalyptique. Et qui explique à des décideurs politiques souvent néophytes ce qu’est la position de la banque. Le samedi soir, nous passons un moment avec le team de Frédéric vG, qui est au cœur du réacteur nucléaire – la salle des marchés. Il est celui qui a la vision la plus claire de notre position de trésorerie. Ses experts nous présentent cette dernière. Elle est très tendue. Il va falloir faire appel aux ELA, les Emergency Loans Agreements, des produits proposés en dernier recours par les banques centrales, mais auxquels personne n’a jamais fait appel jusqu’à aujourd’hui.

Dimanche matin, aux aurores, après trois heures de sommeil, nous finalisons notre document. Je prends contact avec la secrétaire de Filip D. Il est dans son bureau, me dit-elle, avec Philippe Bodson. Bernard et moi rentrons dans le bureau. Philippe Bodson est le seul administrateur de la banque que je verrais du weekend. « Où sont les autres ? » est une question qui me taraude. Le bureau de Filip est inondé de lumière. Les deux hommes sont en conciliabule. Bernard et moi les interrompons pour leur présenter notre plaidoyer. Filip et Philippe nous écoutent. En cinq minutes, ils prennent connaissance de l’essentiel de notre document. J'admire profondément Filip. Il possède une intelligence hors du commun. Et je le trouve charismatique.

Mais jamais nous ne saurons l’usage qu’il aura été fait de notre document…

Philippe N, directeur de la stratégie, nous demande alors d’étayer plus avant notre argumentation. J’apprends que Filip D et ma patronne sont partis à la CBFA, où ils resteront longuement assis dans un couloir. Vers 15h, j’appelle différents directeurs de la division de Brigitte, en leur demandant de rejoindre le quartier général au plus vite : mon intuition me dit que les choses vont se cristalliser dans les toutes prochaines heures. A 16h, Philippe N m’appelle : « Arrête. Nous serons Français ». Je suis atterré.  Si on me demande de monter dans un train en direction de la Hollande, armé d’un fusil, j’y vais. Je suis furieux. Vert de rage. Cinquante ans plus tôt, c'eut été la déclaration de guerre en bonne et due forme. Et je serais allé tuer du Hollandais. Cela m’effraie, mais je sais que je l’aurais fait. Bernard me calme. Nous regagnons le couloir central de la Direction, où la télévision est allumée et où le traiteur est venu livrer de bons sandwiches. Il nous faudra plusieurs verres de vin pour faire baisser la tension…

La suite est connue… depuis, Brigitte a été priée de quitter la banque, et j'ai fait de même. Je garde le souvenir d'un weekend dramatique et passionnant, et des liens privilégiés me lient à Brigitte, Bernard, Filip, Philippe et aux autres. Je garde aussi l'impression d'un énorme acte manqué. Mais si vous me demandiez à qui en vouloir, je prendrais un long moment pour vous répondre. Profondément heurté par les conséquences dramatiques de la situation, forcé de vous répondre, je vous dirais: "A nous mêmes, d'abord, à notre oubli de l'importance de la politique... et aux Hollandais..."


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